Roger Paraboschi raconte ses souvenirs
Texte-entretien de Serge Loupien - Journal Libération - 16 06 2005
Batteur des grands jazzmen de l'après-guerre, à 79 ans, Roger Paraboschi raconte ses souvenirs, des bals musette à la salle Pleyel.
Fils d'accordéoniste, accordéoniste lui-même (il a été, comme Marcel Azzola, l'élève de Médard Ferrero), Roger Paraboschi est l'un des batteurs de jazz français les plus réputés puisqu'il a joué avec Sidney Bechet, Django Reinhardt, Gus Viseur, Stéphane Grappelli, Milt Buckner, Bill Coleman, Don Byas, Hot Lips Page, Lucky Thompson, Aimé Barelli, Bernard Peiffer, Gérard Badini, les frères Fol, Boulou Ferré. A 79 ans, ce disciple de Jo Jones et de Kenny Clarke évoque quelques souvenirs.
«Je suis né passage Thiéré. En plein coeur du Harlem de la musette. Entre le passage et la rue de Lappe,il y avait douze bals. Mon père, accordéoniste, y a fait toute sa carrière. Souvent la scène était située sous le plafond et l¹orchestre y accédait par une échelle qu'on retirait ensuite. Parce que, parfois, il y avait des bagarres terribles. Les tables et les bancs étaient fixés au sol pour que les combattants ne se les jettent pas à la tête. Plus tard à New York, quand on m¹a parlé de Harlem, j¹ai rigolé : "On voit que vous ne connaissez pas le quartier de la Bastille, à Paris."
«Tout gosse déjà, quand ma mère m¹emmenait écouter l'orchestre de mon père, j'étais fasciné par le batteur. Je me souviens de ma première batterie, on ne me voyait plus derrière la grosse caisse. Je jouais avec mes cousins. Le dimanche, ils commençaient à l'église, pendant la messe, et l'après-midi nous partions animer des bals.
«Le guitariste Oscar Aleman apparaît dans Trois Argentins à Montmartre. Dès que j'avais trois sous je fonçais au cinéma voir et revoir ce film parce qu'il prenait huit mesures pendant lesquelles ça swinguait terrible. Je ne savais pas que c'était du jazz. Il n'y avait pas de disques à l'époque, et j'écoutais à la radio les retransmissions des dancings. Avec mes cousins, venait parfois un saxophoniste alto qui sonnait un peu comme Johnny Hodges. Il reprenait Stormy Weather. J'attendais ce moment avec impatience. Il lui arrivait même de le rejouer parce que je le lui demandais.
«Il y avait énormément de jazz pendant l'Occupation. Sur les boulevards, notamment. Je me souviens d'Alix Combelle, d'Aimable, l'accordéoniste. Ça ne sonnait pas comme les quintettes de Gus Viseur ou de Tony Murena, mais c'était du jazz. Soldats comme officiers, des Allemands venaient écouter. C'était au Floréal. Parfois il y avait des rafles, aussi. La milice était située presque en face. Mais beaucoup de jeunes se déplaçaient parce que ça swinguait. Rien à voir avec ce qu'on allait connaître ensuite, mais c'était dans l'esprit. C'est comme ça que j'ai débuté avec Louis Ledrich, au Cupidon, avant de partir à l'armée en 1946.
«J'ai commencé le métier après la guerre. Dans des brasseries, entre Barbès et Anvers. Beaucoup de militaires américains les fréquentaient, et nous jouions souvent à la demande. Un jour, on me propose une affaire pour les Américains. J'étais enchanté, je me voyais déjà parti à New York. En fait, je me suis retrouvé déguisé en GI, avec, sur l'épaule, un écusson "special service". L'orchestre accompagnait un danseur à claquettes, un chanteur, deux acrobates, et interprétait trois ou quatre morceaux avant le spectacle. Nous nous sommes produits dans le nord de la France, en Belgique, à Aix-la-Chapelle, à Cologne, et la tournée s'est achevée à Marseille qui, à cette époque-là, ressemblait à Chicago. Avant de rembarquer pour leur pays, les soldats américains se débarrassaient de l¹argent français qu'ils possédaient et il y avait des bagarres partout. A Verviers, en Belgique, le camion qui nous transportait s'est arrêté un jour devant la porte de la prison. Je me suis dit : "Ça y est, nous allons nous faire encastrer." En fait, nous avons joué pour des détenus militaires américains. Blancs et Noirs. Quand ils applaudissaient, on entendait le bruit des chaînes.
«En 1949, salle Pleyel, Charles Delaunay, président du Hot Club de Paris, a organisé un concert. A l'affiche : le quintette de Charlie Parker, celui de Miles Davis, l'orchestre de Sidney Bechet et le trio de Bernard Peiffer avec Jean Bouchety à la contrebasse et Paraboschi à la batterie. Sur scène, afin de gagner du temps, on n'a pas procédé à l'échange des batteries. J'ai joué sur celle de Max Roach.
«Sidney Bechet était un type formidable, très généreux. Un jour, il m'a pris à part pour me dire : "Tu es assez doué, mais il faut quand même que tu empractices ton fucking drum." Ce jour-là il a sorti de son gousset un dollar d'argent de 1890 et me l'a donné en me disant : "Tiens, tu te souviendras de moi quand je ne serai plus là." Ça, c'était tout Sidney.
«Un jour, Delaunay propose à Sidney un contrat à Londres. A condition qu'il soit accompagné par l'orchestre de Humphrey Lyttelton, trompettiste célèbre là-bas, à la requête du syndicat des musiciens anglais. Sidney refuse, à moins de pouvoir se produire, comme d'habitude, avec la formation de Pierre Braslawsky, dont je suis le batteur. Delaunay promet d'arranger le coup et nous voilà partis en Angleterre déguisés en touristes. Arrivés à Newhaven, les douaniers nous interrogent sur le but de notre voyage. Je raconte que je suis étudiant, que je viens visiter la capitale, etc. Le concert a lieu au Royal Albert Hall. Au retour, le même douanier m'interpelle :
Alors, avez-vous aimé Londres ?
Euh oui, pas mal.
Et ne seriez-vous pas allé à un concert de jazz de Sidney Bechet, par hasard ?
Euh, non. Je n'étais pas au courant.
C'est curieux, parce que moi j'y étais, assis au cinquième rang, juste en face du batteur, et c'est saisissant à quel point vous ressemblez à celui-ci !
«Contrairement à ce qu'on disait de lui, Django était très sérieux dans le travail. Durant les six mois pendant lesquels nous sommes restés à Rome, jamais il n'a été en retard. C'était une vedette, mais il n'avait pas la grosse tête pour autant. Seulement les gens ne comprenaient pas toujours sa façon d'agir. Le côté manouche fait souvent peur. Quand j'étais gosse, sur les terrains vagues de la porte de Bagnolet stationnaient encore des roulottes tirées par des chevaux. J'y allais souvent. Peut-être parce que les enfants d'immigrés et ceux des gitans ont les mêmes problèmes pour s'intégrer.
«Jusqu'à la moitié des années 60, il y avait plein d¹endroits où écouter du jazz à Paris : Club Saint-Germain, Rose rouge, Kentucky, Caveau de la Huchette, Chat qui pêche, Caméléon, Vieux- Colombier, Méphisto, Trois Mailletz, Caveau de la montagne, Pergola, Fantasio, Petit Journal, le Lorientais, la Gargouille, le Schubert, le Blue Note, le Boeuf sur le toit, l'Arlequin, la Cigale, le TabouŠ Au Tabou, j'ai vu Lester Young débarquer à 2 heures du matin. Il a joué génialement jusqu'à 5 heures, alors que la veille au soir, à Pleyel, il n'en avait pas mis une. Il devait être défoncé une fois de plus. Un jour, quelqu'un l'a emmené à l'Arc de triomphe et, lui montrant la tombe du soldat inconnu, a expliqué qu'il s¹agissait d¹une victime de la Première Guerre mondiale. Il a lu l'inscription : 1914-1918, et a déclaré : "Il est mort drôlement jeune, dis donc." «Avec Bernard Peiffer, nous jouions du Bach en trio bien avant Jacques Loussier. En 48, nous avons même eu le grand prix de l"académie Charles-Cros pour Lullaby For a Bebop Baby. Nous l"avions enregistré dans un studio situé à la porte d"Ivry. L'ingénieur du son s'appelait Monsieur Richard. Quand il m'a vu installer ma batterie, il est sorti de sa cabine : "Holà jeune homme, vous gardez une cymbale et la charleston et vous m'enlevez le reste de ce bazar. La semaine dernière, il est venu un batteur, un Noir, et chaque fois qu'il tapait sur sa grosse caisse ça faisait sauter mon matériel. Il parlait de Kenny Clarke. A ce moment-là, j'aperçois une sorte de bongo dans un coin du studio. Je propose aussitôt à Peiffer de l'utiliser puisque le morceau sonnait un peu oriental. Il accepte. Le père Richard est ravi. Quelques mois plus tard, le disque était primé.
«Outre mon travail en studio, j'ai tourné avec quantité de chanteurs. Yves Montand, que j'ai accompagné de 1953 jusqu'à la fin et avec lequel j'ai visité le monde entier ; Sacha Distel auprès de qui j'ai remplacé Jean-Louis Vialle, ou encore Marlène Dietrich avec qui j¹ai tourné dans toute l'Europe. Sans être une grande cantatrice, elle avait du métier. Et les arrangements de Burt Bacharach étaient formidables.
«J'ai toujours considéré que le jazz devait swinguer sous peine de perdre son identité. Eric Dolphy, par exemple, que j'ai vu avec Charles Mingus à Antibes, m'avait emballé. Sa musique n'avait rien à voir avec le free, les bases rythmiques étaient là. Aujourd'hui, beaucoup de musiciens cherchent parce qu'ils se refusent à jouer comme un tel ou un tel. Ils font de la musique de laboratoire. Difficile de mettre ça sur le marché.»
Texte-entretien de Serge Loupien - Journal Libération - 16 06 2005